mardi 17 janvier 2012

La Civette

Avec le café, le tabac était également en grande vogue au 18ème siècle.
Voici un extrait des « chroniques et légendes des rues de Paris » d’Edouard Fournier paru en 1864 (Source Gallica).
Il m’a semblé intéressant de mentionner ce lieu à deux pas du Café de la Régence. 
Dans une note précédente, un contemporain de Legall indiquait que celui-ci jouait toujours avec plein de tabac sur lui. J’imagine qu’il allait l’acheter à cet endroit…

LA CIVETTE
Parmi les maisons jetées bas, il y a quatre ans, pour faire place à la façade nouvelle du Théâtre-Français, ou plutôt au square qui égaye et dégage ses abords, il en est une qui à cause de sa renommée européenne et plus que centenaire, demande ici quelques mots d’histoire.
Je vais, s’il vous plait, vous les dire, et sans grande peine ; car un homme dont les Mémoires ne contiennent pas beaucoup de chapitres aussi facile à citer, Casanova de Seingaldt, les a dits avant moi.

 
C’est la fameuse boutique où se vendait le tabac de la Civette qu’il est question. Elle date d’il y a cent dix ans. Son premier emplacement ne fut pas où nous l’avons vue, mais plutôt près du Palais-Royal, en face même du Café de la Régence, où tout bon joueur d’échecs, naturellement bon priseur, n’entrait jamais sans avoir rempli sa botte de son tabac parfumé.

 
En 1829, le Duc d’Orléans ayant complété par ici son Palais-Royal, la vieille boutique dut disparaître, et disparut en effet pour laisser bâtir la galerie de Nemours. Elle ne recula pas de plus de quatre ou cinq maisons, en remontant vers la rue de Richelieu. Ce n’était pas assez loin pour que la vogue ne suivit pas. Elle suivit, et après la nouvelle et courte émigration de la célèbre boutique, nous la voyons qui suit encore. Elle a bravement, d’une seule enjambée, passé avec elle de l’autre côté de la rue.

(La Place du Palais-Royal - début du 19ème siècle - Sur cette image le Café de la Régence se situe à l'angle de la place sur la gauche)
 
Casanova venait d’arriver à Paris, lorsque commença cette mode tabagique. C’était en 1750, il s’en étonna et voulut en savoir la cause, comme s’il était toujours nécessaire qu’une mode eût sa raison.
Celle-ci pourtant, par exception, avait la sienne, et Casanova justement se trouvait avoir sous la main un homme capable de le renseigner sur ce point comme sur bien d’autres.
C’était un jeune homme de vingt et un ans à peu près, qui se nommait Pierre Patu, d’une bonne famille de robe, avocat lui-même, homme de lettre aussi, mais flâneur avant tout. Il en avait le goût, et le barreau ainsi que les lettres lui en laissaient le temps. Flâner et courir étaient si bien sa vie que lorsqu’il fut las de flâner dans Paris, il se mit à flâner à travers l’Europe. Il alla voir deux fois Voltaire aux Délices, la première dans l’automne de 1755, avec Palissot (V. Lettres de Voltaire à Thiriot du 8 nov. 1755 et à d’Argental du 29 octobre), la seconde, l’année d’après, avec d’Alembert (Lettre de voltaire à Palissot, du 30 nov.1756), et il y serait sans doute encore retourné si la mort ne l’eût brusquement arrêté, le 20 août 1757, à Saint-Jean de Maurienne (Lettre de Voltaire à Palissot, du 12 janvier 1758).

 
Ce petit Patu, comme l’appelait Voltaire, savait tout son Paris par cœur ; depuis l’histoire de la boutique bien achalandée, voire du mauvais lieu (Quelques notes de son curieux recueil, Choix de petites pièces de théâtre anglais 1756, (2 vol. in-12) prouvent qu’en ce genre il n’ignorait rien.), et le nom des principaux clients, jusqu’au détail des misères enfouies dans les mansardes littéraires, et même jusqu’aux titres des pauvres ouvrages que les rats mangeaient en attendant les lecteurs.

 
La rencontre d’un tel homme avait été précieuse pour Casanova, d’autant plus que tout roué qu’il fût, ses premiers pas dans Paris avait été de vrais pas de clerc et ses premières questions de véritables naïvetés. Avec Patu, qui était fort bon diable et suffisamment bavard, ce dont ne se plaint jamais celui qui a beaucoup à questionner et à apprendre, Casanova put être curieux et même naïf tout à son aise.
Les voilà donc l’un et l’autre, celui-ci ne cessant pas de questionner, celui-là ne se lassant pas de répondre, qui, bras dessus bras dessous, descendent du Palais-Royal dans la rue Saint-Honoré et tombent au beau milieu de la foule qui se presse devant la Civette. Là-dessus, étonnement de Casanova et en même temps sourire satisfait du complaisant cicérone, tout heureux de la question qu’il pressent et qui va lui permettre une nouvelle anecdote. Il la raconte, et rentré chez lui, Casanova l’écrit dans ses Mémoires, qui nous l’ont transmise gâtée par le voisinage d’une foule d’autres.
-    Que font tous ces gens à cette porte ? dit l’Italien.
-    Ils viennent acheter du tabac.
-    Sans doute parce qu’on n’en vend que là ?
-    Nullement ; on en vend en mille endroits ; mais depuis trois mois, personne ne veut que celui qui se vend ici. Il faut être un croquant pour ne pas avoir dans sa tabatière du tabac de la Civette.
-    Il est donc meilleur que les autres ?
-    Pas tout à fait.
-    Pourquoi donc est-il à la mode ?
-    Parce que la duchesse de Chartres l’a voulu.
-    Qu’a-t-elle fait pour cela ?
-    Presque rien. Deux ou trois fois, en descendant de ses appartements du Palais-Royal, elle a fait arrêter sa voiture devant cette boutique, y a fait remplir sa tabatière, et à dit bien haut à la marchande que son tabac était le meilleur de Paris. Il n’en a pas fallu davantage. Quelques badauds avaient entendu les paroles de la duchesse, le lendemain tout Paris les connaissait, et le surlendemain la foule affluait à la Civette, qu’elle n’a plus abandonnée.
-    La marchande a du faire une belle fortune.
-    Jugez-en. Il est des jours où elle vend pour plus de cent écus de tabac.
-    La duchesse ignore sans doute qu’elle est la cause de ce grand bonheur ?
-    Au contraire. C’est la plus belle âme de princesse qui se puisse voir, et ce qu’elle a fait là n’est qu’une ingéniosité de son bon cœur. Cette marchande venait de se marier, la duchesse voulait du bien au jeune ménage, mais elle désirait que sa bonne œuvre n’eût pas l’air d’un bienfait, et n’entrainât pas les gênes de la reconnaissance.
-    Elle imagina ce que vous venez de me dire ?
-    Justement. N’est-ce pas divin ?
Casanova applaudit de bon cœur, et je suis sûr que vous ferez comme lui.

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